Membre du conseil de la Fondation Braillard Architectes de 1995 à 2008, André Corboz s’est éteint à Genève le 4 juin 2012. La Fondation gardera un vif souvenir de sa liberté intellectuelle absolue, jamais entachée d’une quelconque routine.
André Corboz. Adieux
par Rainer Michael Mason
Nous voilà rassemblés autour de la dépouille d’André Corboz – né le 5 juin 1928 à Genève, mort dans sa ville le 4 juin dernier. Rassemblés. Ceux qui l’ont aimés, ceux qui furent ses amis, ceux qui l’ont admirés, ceux qu’il a mis en chemin, ceux que relient à lui encore d’autres dettes de l’esprit. Et voilà que nous devons tous renoncer aujourd’hui au vocatif, et passer à la troisième personne. Il n’y a plus sens à lancer “André, tu” ou “vous” ! Parce que le cercueil est sourd, silencieux surtout. Nous devons donc désormais dire “il” et parler d’André Corboz – non pas comme d’un étranger, mais dans la distance. Ce changement de discours est douloureux pour nous tous.
D’autant qu’en premier lieu, nous perdons un être humain, un proche. Oui, il avait appris le grec et le latin au Collège, suivi des études de droit, avant d’occuper, très jeune, la fonction de Secrétaire de l’Université de Genève. Mais le fondement est ailleurs. En Yvette, rencontrée en 1946 – André a dix-huit ans –, épousée en 1953 – cela fait cinquante-neuf ans –, il a trouvé “la femme idéale”, comme il n’a cessé de le dire, l’épouse qui l’a accompagné pas à pas, dans les jours et les travaux, lui permettant de prendre son essor, de préserver sa liberté de chercheur, de mener à bien tant d’entreprises. Yvette et André eurent deux enfants, Michel, en 1956, Christine, en 1964. Ce ne sont pas là que des détails biographiques, mais pour André Corboz des réalités de portée déterminante. Rapprochant un jour deux intellectuels genevois professant la même discipline, il soulignait que l’un avait eu des enfants et l’autre pas ou n’avait pas eu à s’en occuper : d’où, fit-il, une “différence d’humanité”.
Sa timidité, sa pudeur, sa discrétion, sa réserve – certes si souvent adoucies d’humour, et de drôlerie qui put même aller, parfois, jusqu’à l’esprit d’enfance, a pu paraître mettre en retrait sa sensibilité, sa faculté d’émotion – mais non sa capacité d’enthousiasme. Or l’homme était tout à la fois d’une magnifique simplicité, d’une attention extrême, d’une capacité d’accueil, de cordialité, de généreux partage et, surtout, de définitive fidélité, dont plus d’un, ici, s’est enrichi d’ancienne date déjà. A telle enseigne que la déférence ou la ferveur admirative qui lui est portée bien au-delà des frontières – André Corboz fut pour les plus jeunes un exemple d’exigence aussi redoutable que stimulant – émane au premier chef de ses amis, un titre incomparablement plus juste que celui d’élèves, qu’il eut pourtant. Les voies de l’âme, les clefs profondes de la psychè individuelle, la force des inconscients collectifs et des symboles, qu’André Corboz avait explorées (Jung plutôt que Freud, à ce que nous savons), contribuèrent bien entendu à donner substance à cette manière d’être.
André Corboz. D’une érudition mise au bénéfice d’une curiosité à très large spectre et d’un plaisir de la découverte digne du poète latin Térence : nihil humani … André Corboz s’est dit “touche-à-tout” ; pratiquant un très méthodique courage des hypothèses ; balayant le proche (Berne, Carouge, Fribourg, Genève, Lausanne, Payerne, Zofingue) comme le lointain (Californie, Palerme, Saint-Petersbourg, Venise, Washington) – ce qui est le propre de tout bon réglage de la focale critique, qui allie le local à l’universel ; appliquant son regard désirant aux peintres, ponts, temples, routes, terres et palais ; se portant de la musique (1952) au sens tactile (1979) ; interrogeant Palladio autant que Le Corbusier ; fouillant le haut moyen âge à l’instar du présent ; attentif aux artistes vivants, chroniqueur prolifique, pamphlétaire ou rédacteur de lettres de lecteur engagé ; philosophe, (“Les Lumières, notre seul héritage certain”, 1988), sémiologue (“La description : entre lecture et écriture”, 1995), historien de la culture (“Les dimensions culturelles de la grille territoriale américaine”, 1997), appuyant toutes ses recherches sur une méthodologie empirique mais toujours formulée, André Corboz, même comparé, comme on le fit, à Carlo Ginzburg, Jean Starobinski ou Paul Zumthor, ses pairs, est en fait resté aussi solitaire qu’il fut modeste. N’y changent rien toutes ses publications, les deux doctorats honoris causade Genève (2003) et de Montréal (2009), la médaille d’histoire de l’art de l’Académie d’architecture de Paris (2003), le Prix Leenaards (2011). Esquissons à traits sommaires quelques pans de son œuvre de “nomade” zigzaguant – “zigzag” : un mot genevois, lancé par Toeppfer.
Juriste au départ, ayant bénéficié d’une “non-formation” (je le cite), André Corboz est “saisi” par l’architecture (c’est son expression) à la lecture de “Saper vedere l’architettura” de Bruno Zevi. Devenu, presque par accident, professeur d’histoire de l’architecture à l’Université de Montréal, en 1967, il édite l’année d’après son livre fondateur, inoubliable, L’invention de Carouge 1772-1792 (… remarquons que nous sommes dans ces années où Claude Nicolas Ledoux construit, non loin d’ici, l’”utopique” saline royale d’Arc-et-Senans, dans le Jura !).
Carouge donc, c’est-à-dire ce gros bourg un peu étranger et lent, de l’autre côté de l’Arve, aux portes de Genève, André Corboz se met à le regarder – peut-être parce qu’il est aussi difficile à voir qu’apparemment anodin : nous avons là un trait constitutif des “approches Corboz”. Il rassemble tous les plans et amasse les documents et matériaux les plus divers qui accompagnent l’urbanogénèse de Carouge. Son enquête se double de la Kulturgeschichte dans laquelle s’inscrit le projet mené par au moins quatre architectes, afin de faire pièce à Genève. Enfin, André Corboz caractérise le résultat de cette “œuvre ouverte”, aux architectures parfois mineures, mais dans laquelle l’espace joue un rôle moteur (… l’espace … au XVIIIe siècle … ce n’est pas la seule fois où Corboz se “souvient” de Newton). Bref, André Corboz fait véritablement naître Carouge sous les yeux modernes.
Newton, justement ! André Corboz montre comment, vers 1727-1728, l’optique newtonienne explique chez Canaletto le passage à la “peinture claire”, qui supprime le voile atmosphérique et organise la profondeur de champ par des volumes frappés d’une lumière blanche. Cela, c’est dans son autre maître livre, Canaletto. Una Venezia immaginaria (1984-1985), que nous le trouvons. Cet ouvrage est proprement révolutionnaire, parce qu’il nous prive à tout jamais de la plus tenace des cartes postales et de son sottisier long de deux siècles. Pour en sortir, André Corboz adopte volontiers le contrechamp (autre modalité de l’espace). Non, Canal n’était pas un photographe animé par “la volonté pointilleuse de saisir la ‘vérité’ dans l’espace et de la peindre de la façon la plus rationnelle”. Nous avons simplement toujours confondu “la précision (de la peinture) avec l’exactitude (de ‘l’observation’)”. Canaletto produit des images codées. Venise s’y trouve véritablement mise en œuvre, sur un mode où la vue dite exacte (rarissime sinon inexistante) apparaît comme un cas limite du caprice, c’est-à-dire de l’invention, de la combinatoire (critique) de constituants prélevés dal vero – dans le réel.
Il faut maintenant hélas chausser des bottes de sept lieues pour esquisser encore d’autres mérites prééminents d’André Corboz. Surtout à partir des années 1980, il s’est tourné vers ce sur quoi se dresse l’architecture : soit le territoire, la grille territoriale et urbaine. De ce qui sous-tend l’étendue des terres – Le territoire comme palimpeste (1983) [… palimpseste, un terme qui fut auparavant appliqué aux peintures de Bram van Velde…] –, André Corboz se dirige vers ce qui la recouvre, la ville-territoire (1992) et, partant, vers l’hyper-ville (1994). Ce que nous comprenons mieux en regardant à vol d’oiseau la mégapole qui mange le paysage en continu de Lugano à Milan ou de Villeneuve à Genève. Ces détections subtiles menées dans le réel s’accompagnent chez André Corboz d’une très souple circulation entre les structures physiques et toutes les modalités de leur représentation. Il y va toujours “par quatre chemins”. Et quand il compulse un atlas, il découvre “le dessous des cartes”.
La réflexion et le langage d’André Corboz firent fortune. Quand Bernardo Secchi, expliquant cet urbanisme de l’espace parsemé d’habitations, parle de ville diffuse, il le doit au concept corbozien de l’hyper-ville. La grille à la mode du camp romain que Corboz repère dans l’organisation territoriale américaine conduira en 2003 à une passionnante enquête sur Deux capitales françaises, Saint-Petersbourg et Washington (2003) – projections nées presque ex nihilo de l’imagination d’architectes français sans doute inspirés par le dessin des parcs et des jardins.
Oui, capitales “françaises”, vous avez bien entendu. Maître d’une langue d’écrivain, prégnante et fine, André Corboz conçoit le langage comme un vecteur de communication, certes, mais aussi comme une mise en alerte du lecteur : d’innombrables études et articles attestent, entre autres qualités, son génie du titre. Ainsi, il parle des “églises perforées” (1995), parmi lesquelles la cathédrale de Lausanne, dont le chœur fut traversé par des charrois au moyen âge.
André Corboz ne laisse pas seulement l’impressionnante liste des objets qu’il a mis en lumière. Il donne toujours en même temps l’exemple d’une manière de procéder vis-à-vis de l’objet, véritablement examiné, pris au sérieux. Exposant sa “méthode”, par exemple dans son Canaletto, André Corboz professe que, reflet de l’œuvre d’art, “toute interprétation est fiction”, mais il ajoute qu’on ne peut réduire au littéral l’objet de la recherche pour s’en approcher mieux, car (formule de lui souvent citée) “tout signifie”. Il convient au contraire d’inscrire le phénomène artistique (à chaque fois unique, alors que le fait scientifique est reproductible) dans un champ plus large, qui rende intelligibles des éléments épars et des images apparemment sans programme. Lieu où se rejoignent la quête d’une forme et d’un sens préexistants (c’est “la course au trésor”) et le désir du chercheur (Corboz parle d’une “auberge espagnole”), l’œuvre d’art (l’architecture en fait bien sûr partie) rend solidaires l’objet et le sujet, tout comme Canaletto atteste dans sa Venise à la fois méticuleuse et capricieuse la féconde imbrication du réel et de l’imaginaire. Mieux : André Corboz consacre chez Canaletto “le ‘réel’ comme une variante de l’imaginaire”. Comme le fait Jean Starobinski, qui arpente l’histoire des idées, André Corboz, a rendu plus intelligible le territoire de l’architecture et de l’art.
André Corboz ouvrait des dossiers, qu’il bourrait de notes retenant observations et matériaux, “ses doutes, détours, dérives”, les fruits de sa chère “serendipity”, ce qu’on trouve ailleurs ou lorsqu’on s’est déjà détourné de ce que l’on quêtait. De la sorte, il ouvrait des “chantiers” qui se ne refermaient que très tard ou jamais. Ainsi, pour partie, l’œuvre d’André Corboz est encore à venir. Et pas seulement dans les disciplines dans lesquels il a publié. Demeurent des fonds inexploités, des maginalia. Et plus encore. Lorsque, dans vingt, cinquante ans ou dans un siècle, on publiera le Journal qu’André Corboz a tenu pendant des décennies, on saluera une production de l’esprit qui éclaire son siècle comme l’a fait, dans son coin, un autre Genevois, le grand Henri Frédéric Amiel.
Que faire, aujourd’hui, pour rendre, sans attendre, tout simplement, hommage à André Corboz ? Pour rejoindre ce maître qui n’a jamais “essayé de se cloner à travers ses étudiants” (je le cite), pour retrouver cette “ voix ‘off’”, selon la belle titulature choisie par Paola Viganó (2009) ? Peut-être pouvons-nous aller nous promener le long de l’Aire, la rivière genevoise restituée, réinventée par un ami, Georges Descombes. Nous y verrons – vivrons – sans nulle imitation de modèles, dans la liberté de la nature et des interventions humaines, à la fois le texte (lisible) et le palimpseste (pressenti).
La poésie a été, de son propre aveu, le “premier vice” d’André Corboz, qui publie en 1960 son Châtiment des victimes, au titre dialectique et presque biblique. Le jeune poète de trente-deux ans y prend Paul Valéry, René Char ou Saint-John Perse pour repères. Puis le poétique irrigue toute son œuvre sans interruption, comme un courant nourricier, mêlé aux autres sèves, aux autres bras et canaux qui font les lagunes et les deltas sur lesquels naviguent les embarcations diverses qu’André Corboz n’a jamais craint d’emprunter.
Fils de la Réforme, ayant grandi à l’ombre de la vieille prison de Saint-Antoine, André Corboz s’était éloigné des prières. Il n’y en aura pas, ici. Mais, nous inclinant devant la mémoire d’un (grand) homme parmi les hommes, nous sommes également réunis ici pour nous accompagner les uns les autres. La mort, cet impensable, que nous ne cessons d’interroger, n’est pas une hypothèse. La mort nous rattache à l’aventure commune autant que la vie.
Voici plus de quatre millénaires, loin d’ici, dans une humanité reculée et si proche, en Egypte, un homme dialogue avec son bâ, son âme. Il est à la veille de passer le fleuve vers l’ouest, pour toujours. Ecoutons-le dans son chant ultime, si lumineux [1]:
La mort est aujourd’hui devant ma face
comme la guérison que reçoit le malade
sa première sortie après le temps des maux
La mort est aujourd’hui devant ma face
comme l’arôme de la myrrhe
le repos sous la voile aux jours battus de vent
La mort est aujourd’hui devant ma face
comme un parfum de lotus en fleur
comme la berge de l’ivresse où l’on repose
La mort est aujourd’hui devant ma face
comme un chemin de pluie après l’orage
comme un retour au port sur la nef de combat
La mort est aujourd’hui devant ma face
comme le ciel purifié des nues
comme un pays sans nom où se perd l’oiseleur
La mort est aujourd’hui devant ma face
pareille à ce désir de revoir sa demeure
qui étreint l’homme longtemps captif et libre enfin
[1] Egypte, [ ?: première Période intermédiaire (2181-2040 av. J.-C.)] / [?: Moyen Empire, XIIedynastie: 1963-1786 av. J.-C.)], Papyrus Berlin 3024, dit du Lebensmüde. Dialogue d’un homme avec son âme [ba] (ou Chants du désespéré) , Troisième chant . Traduction Gustave Roud (in Cahiers Gustave Roud, n° 3, Lausanne et Carrouge 1982).